Date de sortie : 21 Novembre 2001
Réalisé par David Lynch
Avec Naomi Watts, Laura Elena Harring, Justin Theroux
Film américain, français. Genre : Fantastique
Durée : 2h 26min. Année de production : 2001
Synopsis :A Hollywood, durant la nuit, Rita, une jeune femme, devient amnésique suite à un accident de voiture sur la route de Mulholland Drive. Elle fait la rencontre de Betty Elms, une actrice en devenir qui vient juste de débarquer à Los Angeles. Aidée par celle-ci, Rita tente de retrouver la mémoire ainsi que son identité.
Mon avis :M'étant déja largement exprimé sur ce film, mais celui-ci méritant amplement son sujet, je vais me contenter de me répéter:
mon préféré, mon chef d'oeuvre parmi les chefs d'oeuvre: Mulholland Drive!!!
Petit (sic) topo pour ceux qui seraient passé a coté du monument:
Mulholland Dr. (pour reprendre ici la graphie du titre original) serait-il le Sunset Blvd. de ce début de troisième millénaire ? Impossible de ne pas évoquer le film de Billy Wilder (un des préférés de Lynch) face à cette oeuvre complexe qui bouscule les conventions cinématographiques pour relater les premiers pas d'une starlette dans la jungle hollywoodienne. Mais, comme dans toutes les fictions lynchiennes, son dernier film est aussi un voyage au bout de la nuit, un parcours dans l'inconnu, entre rêve et réalité. A la suite d'un accident de voiture, le destin de la blonde jeune première s'obscurcit alors de la noirceur d'un thriller érotique, violent et mystérieux, transformant une banale séance de casting en expérience métaphysique. La genèse de ce film, d'abord conçu comme le pilote d'une série télévisée, sollicite la comparaison avec Twin Peaks, tandis que l'image de la dualité féminine semble prolonger le questionnement de Blue Velvet et de Lost Highway.
Si les situations et les mystères abondent dans Mulholland Drive, si l'on y est happé par une profusion fictionnelle invraisemblable d'invention et de générosité, imputable aux origines feuilletonesques du film, celui-ci est tout de même axé sur un personnage essentiel, l'innocente et blonde Betty, midinette de l'Ontario profond qui débarque un beau jour à Los Angeles pour devenir "movie star".
Très vite, elle rencontre la brune sexy et plantureuse Rita, amnésique, femme sans identité pour mieux porter en elle toutes les stars de l'histoire de Hollywood : si Betty évoque au départ une Doris Day naïve, Rita, c'est le visage d'Ava Gardner et les formes de Jane Russell, l'allure et les origines latinos de Rita Hayworth, la fêlure de Lauren Baccall. C'est une incarnation du glamour d'antan, une icône à la Cinémonde dans laquelle Betty (et le spectateur du film) peut tout projeter...
Rita est le Rêve hollywoodien incarné, l'écran de tous les désirs, autant que Betty est Mademoiselle Tout-le-Monde, la Spectatrice lambda. Dans la longue première partie du film, très fluide, très élégante, Betty enquête sur l'identité de sa nouvelle copine Rita, selon le mode typiquement hitchcockien où un spectateur anonyme passif veut entrer dans l'image, devenir agent actif de la fiction, participer à la mise en scène pour mieux jouir du spectacle.
Tout à son enquête, Betty poursuit aussi son but originel, passe avec succès une audition, se fait remarquer par les directeurs de casting des studios (en montrant deux versions de la scène répétée par Betty, Lynch décline la figure du double qui scelle son film, tout en donnant au passage une splendide leçon de mise en scène et de direction d'acteur).
Un soir, Betty se retrouve dans le même lit que Rita : c'est à la fois une magnifique histoire d'amour qui se concrétise dans une scène incroyable de lyrisme et de sensualité trouble, un couple qui cristallise sa relation suite à une série d'aventures en eaux troubles (encore Hitchcock, sauf qu'il s'agit ici de deux filles), et une allégorie : Mademoiselle Tout-le-Monde "embrasse" à pleine bouche son Rêve hollywoodien, le Spectateur anonyme "étreint" le Cinéma.
Dans une seconde partie, plus courte, plus syncopée, plus dure et plus coupante, Lynch se livre à un emboutissement jouissif du "classicisme" de la première partie, un saccage volontaire de l'ampleur fluide qui prévalait jusque là. C'est la même histoire qui reprend sur un mode inverse les mêmes personnages dont les noms et les rôles sont redistribués.
Lynch a mystérieusement annoncé ce qui allait advenir dans la séquence du club Silencio, véritable gond du film : le maître de cérémonie du lieu se livre à une sorte de cours magistral sur les puissances du faux, à partir d'une déchirante et latine version du Crying de Roy Orbison, chantée en playback. Signe que l'imagination alliée à la technologie permet de faire subir à une histoire toutes les combinaisons possibles.
La seconde partie de Mulholland Drive, c'est donc la première partie modifiée par les touches "shuffle" et "reverse" d'un lecteur DVD.
La fraîche Betty y est désormais Diane, la même provinciale qui est venue à Hollywood pour faire carrière. Elle est toujours blonde mais plus très fraîche, les yeux creusés par la dope, les traits usés par le chagrin : c'est une actrice ratée, ex-candidate au rêve en pleine situation d'échec, abonnée aux rôles de figurante et à la survie financière. La midinette nunuche (qui s'était déjà transformée en geyser d'érotisme dans la première partie) s'est maintenant métamorphosée en bloc de souffrance, de ressentiment et de violence.
Elle a connu et aimé la brune Camilla, star en plein boum, nouvelle incarnation de Rita, mais celle-ci la rejette, préférant épouser son Pygmalion de metteur en scène. En filant l'allégorie entre la brune et la blonde, Mademoiselle Tout-le-Monde est cette fois rejetée et humiliée par Hollywood, la Spectatrice est exclue du rêve, pauvre Alice interdite de traversée du miroir. Après une version rose, l'histoire de Betty à Hollywood se tord et se retourne dans une version noirâtre.
On peut évidemment imaginer toutes sortes d'explications plus ou moins rationnelles reliant les deux parties hétérogènes du film : le passage d'un rêve éthéré à un réveil brutal, configuration qui ferait de Diane/Betty la rêveuse de sa vie et de sa carrière, la "metteur en scène" de la première partie. Ou si l'on suppose que la première partie est la réalité, la seconde devient un mauvais trip paranoïaque.
Ou encore, les deux parties sont les deux faces réversibles mais indissociables d'une même réalité, ou d'un même fantasme, où tout est placé sous le signe du double, où le terme de "playback" prend son sens premier : jouer à nouveau, jouer à l'envers. S'il y a deux filles, deux histoires, deux versions d'une même audition, deux Betty, il y a aussi plusieurs niveaux permanents de vision du film : on est à la fois spectateur passif prisonnier consentant des delires de Lynch et spectateur actif questionnant en permanence les images qui défilent. Car Mulholland Drive montre une réalité visible immédiate mais suggère en même temps une réalité secrète et invisible, il se situe à la crête de la postmodernité (dans sa façon d'aborder la narration et les personnages) mais aussi dans la lignée du grand cinéma classique (du film noir au western, du grand mélo à la série feuilletonesque qui constitue le socle originel de ce projet...).
Le vertige entre réalité et apparences, présent et passé, quotidienneté et mythologie, avant-garde et Histoire se réverbère à chaque instant de Mulholland Drive, dans chaque scène, chaque lieu, chaque personnage...
Dans ce monde lynchien qui semble a priori si fermé sur lui-même, tout est en fait possible, tout reste toujours ouvert. Le prodige de Mulholland Drive est là, dans cette faculté paradoxale à être un objet archistylisé, maîtrisé, portant l'inimitable griffe lynchienne, tout en restant complètement interactif, ménageant des brèches de lecture béantes dans lesquelles peut s'engouffrer à loisir le spectateur un tant soit peu aussi actif et aventureux que Betty.
C'est un film qui invente des pistes futures de fiction tout en intégrant dans sa matière même tout le passé de l'œuvre de Lynch et l'âge d'or du cinéma hollywoodien sans jamais tomber dans le piège de la citation vaine ; c'est une plongée au cœur de la nuit urbaine et des tréfonds du cerveau qui exsude constamment l'élégance et le mystère, la peur et l'érotisme intimement mêlés, une sensualité et un trouble qui ne se déduisent pas seulement du contenu de l'image (deux femmes qui se caressent) mais du style et des options de filmage (la caméra aux aguets, le cadre flottant, la texture tactile de l'image, le travail sonore le son du film est en soi un univers grouillant de mystères) ; un film qui invente les figures formelles résumant et induisant son discours, comme ses visages irradiés de lumière, condensés parfaits du potentiel de sidération et de crémation des songes de Celluloïd.
Lynch invente là le film quasi parfait, celui qui offre à la fois un spectacle captivant, un univers enveloppant où le public peut revenir se perdre à satiété, tout en proposant une idée de ce que peut être le cinéma aujourd'hui.
Là où tant de réalisateurs tocs et de virtuoses audiovisuels ne savent communiquer au public qu'un pauvre et dérisoire "Admirez ma technique, soyez soumis à mon petit savoir-faire, payez-moi pour que je fasse la roue devant vous, que je vous raconte encore et toujours les mêmes salades", David Lynch propose un autre genre de deal au spectateur, un contrat beaucoup plus démocratique et généreux, une offre qui dit en gros ceci : "Je suis un illusionniste qui possède un certain nombre de trucs, mais, cher spectateur, je ne veux pas t'impressionner avec ça (sauf, éventuellement, au sens photochimique du terme), cette maîtrise n'est pas pour moi une fin mais un moyen, je veux m'en servir pour partir à l'aventure vers les rêves et les visions qui bouillonnent dans mon cerveau et que je ne m'explique pas ; ami spectateur, es-tu prêt à tenter ce voyage avec moi, veux-tu être non pas mon obligé mais mon partenaire, consens-tu à prendre les risques avec moi, es-tu capable de m'accompagner dans cette traversée vers l'inconnu ?" Oui David, dix fois oui, parce que c'est ainsi que je conçois également la relation entre un cinéaste et ses spectateurs, et parce que votre Mulholland Drive est la plus belle traversée des apparences de récente mémoire, le plus tuant songe de pellicule à hanter les écrans ces temps-ci. Comme votre Betty, me voici à mon tour les yeux écarquillés devant le cinéma que vous me faites, disposé à y entrer et à m'y engloutir éperdument.